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Poésie/première Nº50 juillet/octobre 2011

LES ÉCRIVAINS DE LA BEAT GENERATION de Jacqueline Starer, éditions d’écarts, 12-14 Grande rue des Stuarts, Dol de Bretagne, 2011, 353 p. 25€

Ce très beau livre, présenté sobrement sur papier épais légèrement ocre et sur des pages aérées qui permettent une lecture agréable dans la lenteur et la réflexion, reprend une thèse soutenue en Sorbonne en 1975 et publiée en deux parties chez Didier, mais, hâtons-nous de le dire, sans le travers, courant surtout alors, d’un jargon pseudo-érudit qui faisait florès. Bien au contraire, la simplicité et la clarté du style, des vocables concrets, précis, des phrases courtes sans aucune surcharge inutile, sont l’une des premières qualités qui, jointe à la qualité de la présentation éditoriale, engage immédiatement à la lecture.

Nous ne sommes là qu’aux abords extérieurs, que vient largement confirmer le contenu même du volume. Lequel reprend le corps proprement dit de la thèse initiale en la faisant suivre de ce qui constituait à la première publication l’appendice d’un second mince volume consacré à la chronologie des écrivains beats, tenue scrupuleusement à partir de 1939 jusqu’à 1969 et surtout, précise l’auteur, vérifiée, par Carolyn Cassady, Gregory Corso, Allen Ginsberg, Eileen Kaufman et Gary Snyder. Sont donc ici rassemblées deux approches d’une même créativité collective développée diachroniquement mais surtout thématiquement dans l’essai proprement dit.

Une question se présente immédiatement à l’esprit: pourquoi reprendre une étude déjà ancienne sur un mouvement alors en fin de course auquel ont été consacrées depuis de nombreuses études globales ou individuelles sur chacun de ses membres ? C’est là précisément qu’interviennent les qualités intrinsèques d’un essai auxquelles une éditrice expérimentée ne s’est pas trompée. D’abord la situation de l’auteure, lectrice alors à l’université de Californie à Berkeley et traductrice qui, sans participer directement à ce mouvement Beat, s’y est trouvée assez proche et impliquée affectivement pour se permettre de côtoyer et d’interviewer des acteurs majeurs du mouvement, avec les qualités intellectuelles du chercheur enseignant sans la roideur hautaine qui caractérise parfois la profession.

Les poètes sont suivis dans leur trajectoire créatrice mais aussi affective, dans un mouvement factuel sans jugement apparent. Après une redéfinition sémantique du mouvement, les poètes sont suivis collectivement, chapitre après chapitre, dans leurs déplacements géographiques de la Côte Ouest jusqu’à « La Renaissance de San Francisco » (chapitre IV) puis au Mexique, à Tanger et en Europe puis en Orient (V, VI, VII). L’auteure souligne l’ambivalence du rôle de ces voyages, parfois décevants pour les poètes en quête de renouveau et d’élargissement, mais qui créent aussi des chassés-croisés de rencontres, de retrouvailles et de séparations.

Les multiples explorations, descentes et voyages intérieurs, d’ailleurs liés aux premiers, sont analysés, ici aussi sans complaisance ni sévérité. Cette dynamique collective qui suit à tour de rôle les différents acteurs dans le cadre thématique des chapitres se retrouve dans la chronologie finale qui, dans sa densité, évoque la technique narrative simultaneïste développée dans les années trente par le romancier Dos Pasos pour rendre le vaste paysage de la culture américaine, s’agissant ici des décennies de l’immédiat après-guerre – comme un roman expérimental, mais vrai. La technique narrative de l’auteure est simple et efficace : chaque étape progresse par paragraphes courts présentant des faits dans les biographies individuelles ou des publications, également des analyses sobres liées à la situation en cours, coupées de nombreuses citations pertinentes qui les étayent et les illustrent. Le tout est très précisément, très solidement référencé.

L’auteur nous laisse sur un sentiment d’admiration pour l’originalité, le dynamisme, l’ouverture de cette révolte, plus existentielle que politique, contre le matérialisme même spirituel d’une Amérique victorieuse encore sûre d’elle. Mais aussi sur un regret devant le gâchis partiel de talents et d’énergies en partie détruites entre autres par la drogue – terrifiante benzédrine ! Pourtant loin d’être une nouvelle « lost generation » on peut affirmer qu’à travers les années de Présidences matérialistes [its] soul is marching on.

Deux souhaits : que cet ouvrage connaisse rapidement une version anglaise voire allemande et que l’auteure jette un nouveau regard, trente-cinq ans plus tard, sur l’influence de ce mouvement tellement américain dont on peut se demander s’il n’a pas, souterrainement, contribué à créer une ouverture des esprits capable de déboucher sur l’élection d’un Président lui-même ouvert sur le vaste monde. Signalons dans cette perspective qu’à plusieurs reprises l’auteure, déplaçant légèrement son optique, s’est intéressée aux femmes de cette génération beat, compagnes ou indépendantes.

MICHÈLE DUCLOS