Retour à l'accueil / Return to Homepage

TÊTU N° 168 Juillet/Août 2011

« La Beat Generation a réussi à changer la vie » interview Gildas Le Dem

Jacqueline Starer, compagne du poète Keith Barnes, publie un livre sur la Beat Generation. Plus qu’une étude littéraire, un document exceptionnel sur un groupe d’écrivains, d’amis, d’amants qui a bouleversé l’imaginaire américain. Interview GLD

Dans quel contexte avez-vous connu les membres de la Beat Generation ? Comment avez-vous ensuite recueilli les témoignages, documents que l’on peut lire dans votre travail ?

Quand j’ai découvert les ouvrages des écrivains de la Beat Generation, entre 1964 et 1966, je vivais aux États-Unis où j’enseignais à Bard Collège, dans l’État de New York, puis à l’Université de Californie, à Berkeley. Je ne les connaissais pas personnellement.

D’une façon générale, je découvrais en fait la jeune poésie américaine et,à la même époque, je « creusais » aussi les surréalistes. En 1965-66, à San Francisco, j’ai d’abord rencontré Claude Pélieu et Mary Beach, amis et traducteurs de la Beat Generation, grâce au poète anglais Keith Barnes – disparu en 1969 – avec qui je vivais, et qui avait envoyé ses poèmes à Ferlinghetti. En 1968-69, de retour en France, j’ai décidé de préparer une thèse et j’ai choisi de travailler sur leurs oeuvres pour ne pas passer plusieurs années de ma vie sur un sujet rebattu. Je trouvais plus intéressant – et amusant – d’aller sur un chemin encore non exploré. J’ai commencé par tout lire d’eux et sur eux. Je n’ai pas souhaité les rencontrer avant de pouvoir le faire en connaissance de cause. Je n’ai pas cherché à partager leur vie.

Pourtant, à l’époque, nous étions quand même assez nombreux à avoir un style de vie qui avait des points communs avec le leur. L’amitié avec Claude Pélieu était restée vive. En 1969, je suis retournée aux États- Unis et, grâce à Claude Pélieu, j’ai d’abord rencontré Burroughs à Londres, en chemin. À San Francisco, j’ai aussi rencontré Ferlinghetti, mais j’étais surtout en contact avec Nancy Peters, sa collaboratrice à la librairie City Lights.

Au moment où je terminais ma thèse, en 1973-74, j’ai pris contact avec chacun d’eux. Toutes les rencontres ont été amicales et chaleureuses, avec Ginsberg, notamment, plusieurs fois, toujours d’une gentillesse exceptionnelle. Nous nous sommes revus plus tard aussi à Paris. Je peux vous dire que son poème “Who to Be Kind to” a un aspect profondément autobiographique. Comme de nombreux grands écrivains, il portait à tout interlocuteur une attention totale, partageait les moments ensemble avec une tendresse rare. J’ai enregistré des interviews, même par téléphone.

La Beat Generation, c’est d’abord une histoire d’amitiés, d’amour entre des écrivains. Pourtant vous montrez dans votre livre que Kerouac, Ginsberg, Burroughs, non seulement adoptaient des modes de vie différentsmais élisaient aussi des styles d’écriture, des projets littéraires très hétérogènes … Qu’est-ce qui caractérisait alors la Beat Generation ?

Chacun avait sa vie, sa solitude, son projet. Dans l’écriture, c’est évident. Mais en effet, ils s’aimaient. Énormément même. Ce sont les médias qui se sont emparés d’eux, en tant que groupe. Après en avoir été pour certains offensés, comme Kerouac, ils ont ensuite «joué le jeu», en particulier Ginsberg, qui avait unevitalité et un don de communication exceptionnels. Ferlinghetti aussi, tranquillement. Mais, sur le fond, ils avaient des points communs: le rejet d’une société fondée essentiellement sur le matériel, et du lavage de cerveau comme point de départ d’un style de vie. Une sensibilité nouvelle que la femme de Burroughs, Joan Vollmer, avait été l’une des premières à définir, dès les années 1940, à vif, blessée. Une volonté de bouger, autant géographiquement que personnellement, et dans l’écriture, de dépasser les frontières, toutes les frontières. Une ouverture d’esprit aux idées nouvelles, à autrui. Le contraire de tout conformisme.

L’affirmation de sa liberté et le désir de construire une Amérique nouvelle… L’optimisme, le refus d’un désespoir intellectuel, pour certains aussi un esprit religieux, avec des variantes. La curiosité de l’inconscient et le courage d’aller voir au plus profond, d’expérimenter pour avancer.

Leurs choix de vie peuvent donner envie de découverte, de générosité, de ne pas accepter un pur et simple enfermement, même s’il a des allures de libération…

Que reste-t-il de la Beat Generation aujourd’hui ? Comment en hériter quand le contexte social, politique,littéraire, semble avoir radicalement changé ?

Il y a un renouveau d’intérêt pour la Beat Generation, pour cette génération qui a réussi, jusqu’à un certain point, à «changer la vie». Peut-être est-ce cette réussite qui fait rêver. Certains points de départ sont identiques : une société fondée sur un rattachement au matériel, une place considérable prise par les médias. Certains doivent avoir envie d’ailleurs, d’autrui, de découverte, de générosité et ne pas accepter un pur et simple enfermement, même s’il a des allures de libération. De nos jours, l’image est omniprésente, et, quand l’image n’envahit pas, on vit beaucoup dans – parfois grâce à – une communication désincarnée, sans l’indispensable présence humaine physique.

Une nouvelle inspiration pourrait-elle être cherchée dans les choix de vie des écrivains de la Beat Generation ?

C’est bien possible. La recherche d’une autre respiration… Des avancées vers plus de liberté… Le conformisme est plus sournois de nos jours, il tente de se parer des apparences de la liberté, justement.

Mais qu’en est-il, en réalité ? La liberté acquise est fragile, et elle n’est pas aussi large qu’il était possible de l’espérer.

Propos recueillis par GLD

Beat Generation… Génération à la rue…
Auto proclamation d’un groupe d’écrivains américains qui dans les années 1950 bouscule tous les codes, qu’ils soient littéraires, sociaux ou sexuels. Et qui, cinquante-cinq ans après la parution de “Sur la route” de Jack Kerouac, n’a rien perdu de son pouvoir d’attraction.

Tout commence en 1944 autour de l’Université de Columbia, à New York.

Jack Kerouac et Allen Ginsberg, deux étudiants en lettres, brillants mais excentriques, pour ne pas dire extravagants dans l’Amérique puritaine de l’après guerre – Ginsberg sera renvoyé de l’université en 1945 pour avoir abrité Kerouac dans son dortoir – font la connaissance de William Burroughs. Un écrivain un peu plus âgé qu’eux. C’est un dandy, élégant, distant, qui s’adonne déjà à l’expérimentation littéraire. À celle de toutes les drogues, aussi. Au trio. vont s’agréger Grégory Corso, Haï Chase, Lawrence Ferlinghetti, le poète toxicomane Hubert Huncke qui, dit-on, aurait soufflé le mot de «beat» à Kerouac.

Surtout, la petite bande va, un soir, croiser une météorite, un jeune délinquant à la beauté brute -il séduit les femmes autant que les hommes – au verbe flamboyant, au débit prodigieux. Un être de fuite.
C’est Neal Cassady, qui inspirera à Kerouac le personnage de Dean Moriarty dans Sur la route : le « type idéal pour la route», «né sur la route, dans une bagnole alors que ses parents traversaient Salt Lake City en 1926 pour gagner Los Angeles».

La bande d’amis, malgré ses dissensions, ses querelles, va alors vivre en groupe, un groupe en fusion, mais qui se déplace continuellement. Dans “Sur la route” encore, Kerouac racontera sa visite, avec Cassady, de la communauté où Burroughs, Joan Vollmer et Huncke vivent et cultivent la marijuana. La route sera aussi une fuite : Cassady ne cessera de fuir les femmes ; Burroughs et sa femme, poursuivis pour activité frauduleuse, devront franchir la frontière, se réfugier à Mexico. Mais la route est d’abord une expérimentation, une traversée de soi et des autres, de New York à San Francisco, où le groupe va un temps s’arrimer.

Lawrence Ferlinghetti y fondera la célèbre librairie City Lights. Et lorsqu’arrivera Ginsberg, c’est une foule d’écrivains, d’étudiants, qui vont suivre les lectures, les performances du poète de la Beat Generation dans les cafés, bars et clubs de jazz de San Francisco – le jazz donc.

Pour son compte, Kerouac célèbrera la liberté de style, de souffle, de scansion, dont il ira jusqu’à faire le principe poétique pour une nouvelle prose, un nouveau style de vie aussi, qui abat toutes les conventions, toutes les frontières. Toutes.

Frontières nationales : le groupe traversera les continents, la France, le Maroc, ou il s’installera provisoirement à Tanger, jusqu’à la fin des années 1960. Frontières sociales et raciales: Kerouac travaillera avec Cassady sur les chemins de fer qui parcourent les États-Unis, ils fréquenteront l’avant-garde noire du jazz américain. Frontières sexuelles enfin: aventure passionnée de Burroughs et Ginsberg, en 1953 ; amitié amoureuse de Cassady et Kerouac, qui en célébrera l’intensité, les déchirements dans le magnifique “Vision” de Cody ; liaison brève mais orageuse de Cassady et Ginsberg, enfin, avant que ce dernier ne rencontre Peter Orlovsky, avec qui il vivra une relation épanouie et apaisée. Avant même Stonewall donc, la Beat Generation aura aboli toutes les frontières, et l’on comprend mieux dès lors, que Kerouac, Ginsberg,Burroughs soient encore révérés dans l’imaginaire américain alternatif comme autant de noms d’une promesse: celle de «changer la vie».

GILDAS LE DEM