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LA QUINZAINE LITTERAIRE (du 16 au 31 mars 1987)


Les cerises imaginaires

Grâce au lumineux récit de Jacqueline Starer, la figure à demi effacée de du poète et romancier anglais Keith Barnes, mort en 1969, nous est restituée. Elle scintille dans le phrasé d'une fable exemplaire. Nous pourrons y puiser longtemps, nous autres de la plume, les précieuses nourritures du cœur et de l'esprit qui font de nos jours tant défaut.

Il s'était mis à cueillir des cerises imaginaires sur le mur, tout autour de la lampe. Ils avaient fait l'amour plusieurs fois cette nuit-là.

Jacqueline Starer, K.B. p. 20.
Ce sont femme et enfant que Barnes abandonne. Et en même temps tout, oui, tout ce qui gravite autour de cette microcellule innocente et chaleureuse (nous discernons, à travers le discours épuré de Jacqueline Starer, le momentum telle une lame brillante, hypnotique, un couteau) : meubles, maison, carrière musicale, métier, pays. Les premiers travaux poétiques de Barnes exploiteront la mine de ce renoncement, creusant ce qu'il convient d'appeler ici les houillères de l'inconscient. L'Angleterre natale est synonyme de destruction pour qui a " grandi à la lumière des cadavres ", en un lieu où " la douceur avait fui les mots ". " L'anglais, souligne Jacqueline Starer, lui paraissait étroit, rigide, souvent affecté et (...) chargé d'une émotivité négative. "

L'ambition secrète de Barnes est, au plus près d'une chaîne de traumatismes (de la petite enfance aux années de pseudo-maîtrise : " la guerre, l'évacuation, l'école, l'armée, le mariage, le travail "), d'animer une force d'opposition, machinique, qui, sans briser un maillon, reconduit à l'infantile, au rêve élémentaire de symbiose maternelle. Dans le poèmeintitulé " Plus aigu que mon regard ", il retire son armure caractérielle : " membre contre membre (...) sauve-moi de la paralysie ", " prends-moi, refais-moi dans la paume de ta main ".

L'incantation tendrement douloureuse est sans doute adressée à l'amante d'élection Jacqueline Starer soi-même. La voici entre terre d'exil et d'accueil où repose un homme abîmé, un homme pour qui la virilité semble un malheur, pour qui les adultes sont des " propriétaires ". Il leur manque " la souplesse du chat, la spontanéité de l'enfance, l'immédiateté des réactions, le goût des extrêmes... "

Barnes tente de se reconstruire à partir d'une faillite historique, responsable, selon lui, de nombreux troubles existentiels :

Nous avons fait place nette pour le bruit des voitures (...)
Nous faisons des lessives des lavages de cerveaux nous séchons.

Le poète épouse son temps avec un zèle irrévérencieux. Sa dénonciation n'est pas celle d'un " maquisard " mais d'un esthète rompu à ce que Verlaine nomme, dans Sagesse, les révoltes serviles. Il ne lutte pas sciemment contre la contamination (" spectaculaire ", " marchande " : mots-stigmates d'une époque éruptive), il la laisse progresser en lui, s'en emplit avec effroi :

Ma mort reflètera parfaitement votre Style de vie.

Barnes est en proie à une électrification intérieure qui socialement le rend inapte (... sauve-moi de la paralysie "). Il a beau se couronner de mots, poursuivant " son unique tâche dans un coin tranquille et obscur ", le feu sacré se dérobe, comme s'il était impossible de devenir un maudit - un cracheur - dans un univers régi par la consommation.

" K. pensait qu'un écrivain devait pouvoir vivre de son écriture sans avoir à se soucier d'assurer sa survie par un travail qui ne pouvait être que secondaire, une déplorable perte de temps. A la société de prendre en charge ses artistes jusqu'à ce que - publication aidant - ils soient à même de voler de leurs propres ailes (...) ? Il se considérait créateur plutôt que précisément écrivain et disait volontiers que si, un jour, l'écriture devait lui échapper, il se tournerait sans doute vers la sculpture. (...) par le hasard des postes à pourvoir, elle gagnait quant à elle, les quinez dix-huitièmes d'un salaire minimum, ce qui suffisait à assurer le loyer et une nourriture assez frugale. (...) Elle lui avait proposé de ne pas chercher l'introuvable. Il avait accepté avec joie, soulagement et reconnaissance. "

On voit bien, à travers ces lignes, que le nouveau privilège que s'accorde Barnes soustrait à l'autre, l'aimée, le statut égalitaire. La dialectique du contrat tacite et du sacrifice, du créateur et de la compagne soumise instaure une espèce de cécité sur l'Etre du monde. L'écriture instituée réduit le champ de vision, cadre l'horizon mental, aggrave peut-être aussi ce fameux symptôme de " paralysie " dont souffre le poète. Barnes restreint d'ailleurs les rites de partage : " Elle continuait à lire ses textes, lentement, sans indulgence. Elle les analysait et les critiquait. Il tenait compte de ses commentaires et retravaillait jusqu'à une sorte de " bon à tirer " prudemment et doublement donné. "

Et ainsi, à Pars, à New York, à San Francisco, à Atlanta, à Berkeley, à Mexico, au gré de l'errance laborieuse de la femme attentive, Barnes interroge ses mots, sa vie. Les poètes de la beat generation -dont Lawrence Ferlinghetti - ne le reconnaissent pas comme l'un des leurs. Paraît en 1967 son premier recueil de poèmes, Born to Flying Glass. Il écrit trois romans. Durant un long séjour de Jacqueline en Israël, il resonge à la bohème des premières heures de leur rencontre. Tandis que Jacqueline s'émancipe (elle peint, imagine une rupture), lui, ne souhaite que l'écriture et la conjugalité. C'est probablement là que réside son erreur de base, erreur qui entraîne un périlleux compromis.

Selon la belle expression d'Alain Robbe-Grillet, Keith et Jacqueline vivent le moment du miroir qui revient. La passion de l'habitude se substitue à la passion de l'amour : deux êtres sont détachés, côte à côte, dans le lien et la séparation, " comme un vieux couple en fin de course ". Le 10 septembre 1969, une leucémie aiguë interrompt brutalement la vie de Barnes. Il était âgé de trente-cinq ans.

Le travail de deuil entrepris par Jacqueline Starer, avec une grandeur calme et une écriture décantée, dix-huit ans après la disparition du poète, repose des questions fondamentales laissées en suspens par ce dernier. Entre autres : quelle est l'essence de la vocation poétique ? Pareille vocation peut-elle être contrariée ?

Quelles sont, sur une oeuvre en cours, les incidences de l'aise matérielle et celles, moins prestigieuses, des contraintes sociales ?

Répondre à ces questions d'un intérêt notoire pour l'avenir de la création littéraire, dans l'instant historique qui est le nôtre, atomisé et confus, où l'individu se raidit devant l'assaut des obligations vitales, sous les morsures de la hyène productive, où le romancier et le poète disparaissent dans leurs reflets hâtivement manduqués, oublieux du meilleur de la prose et du vers, nous paraît non moins difficile que de décrire la saveur des cerises imaginaires, avant l'amour.

Martin Melkonian

Cet article était illustré par une photo et par le poème Lettre à un réaliste