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Alain Jégou, routier, pêcheur…poète

C'est grâce à Claude Pélieu que nous nous sommes rencontrés, Alain Jégou et moi. D'outre-tombe, Claude trouvait le moyen de susciter des amitiés. Nous n'avons pas passé très longtemps ensemble mais nous avons eu le temps de nous en étonner. Là où les gens d'habitude commencent par se méfier, se craindre, imaginent leur pire et ne tardent pas à se haïr, l'amitié que nous avions eue pour Claude nous transformait instantanément en interlocuteurs bienveillants et amicaux. Et puis, comment oublier que nous avions chacun nos morts - en mer comme sur terre - cela donne du lest, relativise les échanges et facilite l'indéfectible.

Les années 60 et même 70 avaient été celles d'un fol espoir, avec ce sentiment si fort vécu que 'tout' pouvait changer. Malgré les obstacles et les oppositions, 'nous' allions arriver à une plus grande liberté d'expression et de vie. Bonjour les désirs, les amours, les rires, les idées et les réalisations. Une nouvelle génération allait s'épanouir, celle née autour des années 50, et nous, les dix ans de plus, avec. Au moment où j'ai commencé à lire Je suis un cut up vivant qui ramenait à la surface cette ère particulière, Alain Jégou m'a envoyé Ikaria LO 686070.

J'ai beaucoup aimé ce livre, et apprécié la délicatesse que disait cet envoi. Mes antennes se sont dressées. Petit à petit, au fil d'une correspondance mail de près d'une année, je découvris d'autres traits de caractère : de la discrétion, de la générosité. Je lus et relus plusieurs de ses recueils, cherchant la personne autant que le poète. Qui dit qu'il faut les dissocier ? Je reconnus de la timidité. Je sentis une douleur. Et ce sentiment farouche de ne pas appartenir. Un étonnement un peu naïf face à ceux qui jouissent de considération parce que leur naissance, leur clan, une appartenance.

Je découvris un homme de silence, de solitude, de la nuit,du froid glaçant, brouillard, ciel bas, de la vie risquée. Il lui avait fallu poignarder l'ennui. Là était son dérèglement de tous les sens. Il y a, dit-il, un délit de vie paisible, et lui, le reclus volontaire, sait de quoi il parle. Alain Jégou, c'est les départs, la nuit, l'éloignement volontaire de ce qui est rance, du néfaste, du nauséeux, c'est aussi fuir un désordre suicidaire à terre. Je quitte ma défroque minable pour m'aller pinter ailleurs, là où les cloportes n'ont aucune chance de survie, en l'espace qui n'appartient qu'à ceux qui ont assez de folie, de force et de volonté, pour l'aller défier en ses pires humeurs.

Ce n'est pas la parenthèse de hargne, d'insolence, d'audace des revues et fanzines des années 60/70 qui aura suffi, ni l'indécence des mots (toute relative !) ni même cet extraordinaire changement venu des filles qui disent oui et auxquelles il a l'inouïe politesse de dire merci qui auront suffi à faire qu'au fond de lui-même la vie lui soit plus douce.

Après les départs, les réels dangers, il dit les retours, et à chaque fois une renaissance. Et Lorient où les plaies cicatrisent, son port d'attache aux lueurs clandestines. De plus en plus, la vie lui est précieuse. Drôle de phénomène qui fait qu'à force de la subir, de braver la tourmente, on finit par s'y habituer et par y prendre goût ! Opiniâtre, solide, Alain Jégou se paie le luxe de rester passionnément humain, de croire en l'homme, de ne pas renier le goût de l'utopie. Libertaire il est et probablement restera jusqu'au fond du cour, l'océan aux tripes, vidant son sac à émotions. Ne cherchant pas à maîtriser son flux. Les mots déferlent en effet.

Et nous, les terriens, qui le lisons, nous laissons emporter. A l'écart des mensonges, des trahisons, des déceptions, des rejets. Avec ses recueils, le temps de la lecture, en un lieu où l'on peut rester simple, et digne, et humble, comme lui, en cette terre de fin du monde.face à la subversive beauté de l'univers, la déflagrante folie de l'océan, cet espace méconnu de la multitude, ignoré parce qu'indomptable, inquiétant, dangereux.

Jacqueline Starer (2009)