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La Quinzaine littéraire, 2012

L’ardeur de vivre

Jean-François Duval, né en 1947 à Genève, prend très vite le large et c’est par l’anglais, langue dont il dit qu’elle l’a mis au monde une deuxième fois – et pour de boni , d’abord en Angleterre puis aux États-Unis, qu’il s’attachera à Bukowski et à la Beat Generation avec, pour modes d’expression favoris, la fiction personnelle et le journalisme littéraire gonzo, hypersubjectif.

Jean-François Duval
KEROUAC et la Beat Generation
Une enquête
AP.U.F., 320 p.,Coll. « Perspectives critiques) 23€

Si Kerouac est au cœur de cet ouvrage, Jean-François Duval précise d’emblée qu’il n’a eu pour ambition que de se plonger à l’intérieur du courant Beat. Mais c’est bien en fil conducteur que nous est présenté le « Running Proust », dans ce recueil d’entretiens menés avec Allen Ginsberg, Carolyn Cassady, Joyce Johnson, Anne Waldman et ceux qui avaient pour but d’élargir le champ de la conscience, Timothy Leary, et Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Menés entre 1994 et 1999, pour certains approfondis courant 2011, ces entretiens qui sont des conversations amicales – et averties - sont aussi des reportages littéraires, réalisés de plain pied et rapportés avec la liberté et l’aisance que donnent à la fois la connaissance des œuvres des écrivains rencontrés et/ou évoqués et le côté un peu baroudeur du journaliste qu’est également Jean-François Duval.

Le premier entretien, Un brunch chez Allen Ginsberg nous plonge dans le très modeste appartement du Lower East Side new yorkais du seul des écrivains interviewé du noyau dur original (avec Burroughs, Corso, Ferlinghetti, Kaufman, Snyder). Le second se tient avec Carolyn Cassady, Carolyn, un amour de Neal et de Jack, en Angleterre où elle s’est définitivement exilée à l’âge de soixante ans (elle vient de fêter son quatre-vingt-dixième anniversaire). Jean-François Duval rencontre à New York où elle continue de vivre Joyce Johnson, Joycey, la petite amie de Kerouac, qui accompagnait Kerouac, le timide, le contemplatif, au moment où la gloire venue du succès de On the Road le frappa jusqu’à ce qu’il meure de ne pouvoir la supporter. Puis Anne Waldman, « Fast Speaking Woman », qu’il décrit comme l’ardeur, le mouvement même, fondatrice en 1974 avec Ginsberg de cette Jack Kerouac School of Disembodied Poetics où elle se trouve toujours, à l’institut bouddhique créé à Boulder dans le Coloradoii . Elle le reçoit avec brio. Une encyclopédie Beat à elle toute seule.

Soulignons que l’on pousse un soupir de satisfaction en lisant – enfin – les propos de trois des femmes de la Beat Generation que l’on a mis trop longtemps à entendre en Europe où on les découvre depuis relativement peuiii , à part Diane di Prima bien connue depuis ses Memoirs of a Beatnik (Olympia Press, Paris, 1969), et Anne Waldman, lancée par City Lights en 1975. Et qui ne manquent pas de largeur de vue, de clairvoyance, de liberté de ton, de gaieté.

L’intérêt et l’indispensabilité de l’ouvrage de Jean-François Duval viennent largement des sujets abordés grâce à sa connaissance approfondie du mouvement Beat qu’il voit, comme Burroughs, porteur d’un formidable changement sociologique – même si la bataille pour davantage de liberté est loin d’être terminée - que comme un mouvement littéraire, et de sa large vision de la manière dont les esprits se sont transformés au tournant des années soixante et soixante-dix. En témoignent Crépuscule sur Beverly Hills avec Timothy Leary, entretien réalisé en 1995, six mois avant sa mort à laquelle il se préparait en riant : une nouvelle aventure pour lui, ce en quoi Burroughs l’admirait sans limite et Un joint au dessert avec Ken Keasey. Le messie du psychédélisme, qui donnait sur les routes de l’ouest et d’ouest en est, avec ses Kool-Aid Acid Tests, la possibilité d’expérimenter librement le LSD, était, dans l’Oregon, bel et bien retourné à ses pâturages et à ses vaches, comme ses aïeux qui ont traversé l’Amérique d’est en ouest sur des chariots bâchés.

Outre la figure de Kerouac, écrivain obstiné, très cultivé, en dépit des apparences, et dont l’œuvre a changé l’Amérique aux yeux des Américains eux-mêmes, apparaît en tout premier plan celle de Neal Cassady, qui entraîna Kerouac et Ginsberg avec lui et vers l’ouest, et dont l’énergie pure et brute, et innocente, en dépit de ses multiples excès, s’inscrivait dans ce transcendantalisme américain dont Emerson et Whitman avaient été les inventeurs et les chantres. Un héros, la quintessence de l’Amérique dit Anne Waldman. Même si lui aussi avait voulu être avant tout écrivain, son génie se manifestait en fait par sa manière de vivre intensément, à une telle vitesse et avec un tel rayonnement que ceux avec lesquels il a vécu, Carolyn Cassady, sa femme, Ken Kesey, dont il a conduit le bus FURTHUR des Merry Pranksters (Joyeux Lurons) et - mentionnons au passage LuAnne Henderson, Marylou dans Sur la route - en ont été toute leur vie irradiés.

Nous voilà plongés dans un autre monde, celui où l’on continue à vouloir découvrir les frontières les plus reculées possibles, physiques et mentales. En prenant tous les risques. Et en acceptant que l’on puisse être plusieurs à la fois, différents, contradictoires, ne pas se résumer à une seule pensée, bref, multiples. C’est ce que soulignent d’emblée et Ginsberg qui cite Whitman : I am large. I contain multitudes et Carolyn Cassady pour expliquer qu’elle a été capable de vivre, avec ses trois enfants, selon une morale plutôt traditionnelle, en dépit du trio qu’elle forma un temps avec Neal et Jack, tout en supportant les complications et les soucis que lui apportait l‘extrême vitalité de Neal. L’entretien avec Carolyn Cassady ne se résume pas à cet épisode. Sans se voir comme une spécialiste de la Beat Generation, Dieu m’en garde, ajoute-t-elle en riant, elle porte sur chacun et sur cette période le regard aigu, sensible et tendre déjà capté dans Off the Road, son autobiographie, récit de cette période de sa vie.

Et pourtant, nous restons bien, avec ces entretiens, dans cette Amérique aimée et détestée, qu’on brûle de transformer, en même temps qu’on y adore son drapeau arboré et flottant jusque sur le bus de Merry Pranksters, eux qui sont si durement jugés par Carolyn et qu’elle considère en partie responsables de la mort précoce de Neal. Anne Waldman indique qu’entre Kerouac et Kesey le courant ne passait pas, ni entre Burroughs et Neal d’ailleurs. Mais Kerouac, Cassady et Kesey partageaient quand même cet amour de l’Amérique, cette vénération de sa constitution et une foi qui paraissait dans les sixties et les seventies inébranlable en l’avenir - la vision de Burroughs contredisant cependant cet extraordinaire optimisme.

En 1994, Ginsberg dit ne plus croire au progrès, mais qu’en la poésie, rare source d’humanité, et qui ne cherche pas à vendre quoi que ce soit…comme à ses seize ans. Pourtant, à l’époque de leurs débuts – à la fin des années 40, pendant les années 50 et même plus tard – les écrivains de cette Beat Generation n’auraient peut-être pas atteint une telle notoriété sans ses qualités médiatiques, d’agent de ses amis, de médiateur, de go-between, et s’il n’avait pas jeté Howl à la figure de l’Amérique en 1955, puis en 1956 grâce à Ferlinghetti et au procès pour immoralité qui sensuivit. On se demande d’ailleurs pourquoi Jean-François Duval n’a pas complété son tour de l’Amérique Beat par un entretien avec Lawrence Ferlinghetti.

On rapproche volontiers actuellement les Indignés des acteurs de la Beat Generation. Jean-François Duval semble céder à cette vue-là. Mais les Beats étaient des Outsiders, ils se positionnaient en dehors de la société ambiante. Leur révolte était individuelle. La plupart d’entre eux et d’entre elles – quoiqu’avides de lectures autant que d’expériences et de connaissances – n’avaient pas jugé bon de continuer leurs études, les femmes ayant été dans l’ensemble plus loin qu’eux en la matière. Volontairement des drop outs, ils s’étaient plongés, de manière individuelle, dans une vraie vie qui n’était pas pour eux insertion dans la société qu’ils l’avaient trouvée. Ils voulaient en créer une autre, à l’écart, plus libre, plus ouverte, plus souriante. Les Indignés, quant à eux, ne souhaitent qu’une chose : l’intégrer au plus vite alors qu’elle exige d’eux qu’ils achètent leurs études et leur présent jusqu’à ce qu’ils n’aient plus la force de rembourser des emprunts imposés. C’est d’une autre lutte qu’il s’agit actuellement. Et rien n’indique que cette nouvelle résistance, plus collective, arrivera à ses fins – Moloch s’est encore renforcé depuis un demi-siècle.

Si l’on s’intéresse tant soit peu à la Beat Generation, il faut lire le livre de Jean-François Duval. Foisonnant de dialogues à la fois libres et approfondis, illustré de nombreuses photos dont certaines inédites, il est un apport significatif à notre connaissance des écrivains et des acteurs de ces décennies particulièrement vibrantes. De plus, il fournit plusieurs outils précieux : les entretiens sont complétés par un Who’s Who passionnant qui met chacun et chacune bien en perspective de ses vies et œuvres croisées, une bibliographie sélective (autour des titres et auteurs mentionnés), et une brève mais significative chronologie.

Jacqueline Starer (2012)