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Le Journal des Poètes n°1 2007

Kenneth White
nomade intellectuel, poète du monde
par Michèle Duclos
ELLUG, Université Stendhal, Grenoble, 2006

Depuis plus de vingt-cinq ans, Michèle Duclos qui a consacré sa thèse à Kenneth White, fréquente assidûment son ouvre. Elle est membre de l'Institut International de Géopoétique qu'il a créé en 1989 et, grâce à son initiative, il existe depuis 1985 un Fonds d'Études Kenneth White à l'université de Bordeaux III. Michèle Duclos a traduit White, écrit sur lui, prononcé des conférences. Rarement ouvre en construction, en évolution, aura pu être suivie, comprise de l'intérieur, puis présentée d'une manière aussi complète, minutieuse et avec autant d'affinités du vivant même de son auteur.

De Glasgow où il naît en 1936, de Fairlie sur la côte ouest de l'Écosse, où il lit Thoreau et Whitman, et se reconnaît comme un scotus vagans du Moyen-Âge, à Münich, avec Nietzsche et Heidegger, à Paris avec Breton qui le remarque dès ses premiers textes, Daumal, Michaux, nous suivons notre guide dans la montagne ardéchoise, pour repartir en Écosse, à Édimbourg cette fois : Stevenson, de Quincy, revenir en France dans les Pyrénées atlantiques puis de nouveau à Paris, le poète égrenant, comme Rimbaud, un autre de ses compagnons, récits, poèmes et essais. Avant d'errer avec lui du côté de plusieurs ports d'Europe où dominent les mélanges sans lesquels la vie lui serait terne, l'accompagner de Montréal au Labrador, de passer d'un Orient mental qui l'a toujours requis - sa soif de connaissances et de perceptions  nouvelles est inextinguible -  à l'Asie, pour le rejoindre sur les bords découpés, encore sauvages de la côte nord de la Bretagne, de pierre, d'eau, de vent et de lumière.

Se reconnaissant avant tout comme citoyen du monde, il s'est longtemps adressé en priorité à un public francophone avant de devenir franco-britannique jusque par nationalité. En toute candeur a été traduit par Pierre Leyris puis publié au Mercure de France en 1964. Dès 1976, Maurice Nadeau présentait Les Limbes incandescents dans la collection Les Lettres Nouvelles chez Denoël puis ouvrait à ses essais écrits directement en français sa revue du même nom. Lauréat de nombreux prix décernés dans l'Hexagone, par son tropisme cosmique cependant, White se plaçait délibérément en marge de nombre de modèles, dont les modèles français, loin du bel écrire et de la forme classique. Admirateur des Encyclopédistes, de Buffon, de La Pérouse, comme de Humboldt pour l'Allemagne, il rejoint surtout notre horrible travailleur qu'il qualifie de proto-géopoéticien et qui pouvait écrire : Si j'ai du goût, ce n'est plus guère que pour la terre et les pierres. White, en France, ne se situe ni à Versailles, ni en 1989, il est du côté de francs-tireurs comme Artaud, Céline, Cendrars, Daumal, Delteil.

Dans ses premières années, White n'avait pu supporter le manque d'énergie, l'absence de vision d'un monde complet. Il avait voulu sortir de la culture, de la société, de l'édition britanniques, de leur étiolement des années cinquante et des suivantes, pour aller jeter ailleurs les bases d'une nouvelle appréhension et d'une nouvelle pratique du monde. Dès 1966, il publie cependant ses Lettres de Gourgounel [du nom de sa maison ardéchoise] chez Jonathan Cape à Londres et en 1990 Dérives chez Penguin pour ne citer que ces deux ouvrages au Royaume-Uni. Son ouvre se construit, récits, cheminements, poésie, essais, entretiens, tant en anglais qu'en français, en grande partie traduite par Marie-Claude White. Elle paraît dans de nombreux autres pays : Allemagne, Belgique, Bulgarie, Pologne, Roumanie, Suisse, la liste n'est pas close.

L'écumeur des rivages écossais, l'homme du Nord, venant d'un monde pré-chrétien, froid de la froideur de l'aube, dont le plus proche compagnon à ses débuts est le poète Hugh MacDiarmid , se dirige du néant au vide. Animal de l'esprit à la pensée sauvage, voire barbare, à la fois sédentaire et nomade, contemplatif et actif, il va se révéler un être des lointains, à la blancheur éponyme. Il a  fuit les rives de la Clyde, ce lac de feu ardent, où pourtant un certain Orient l'a séduit, en particulier dans ce qu'il a pu y découvrir d'affinités entre la psyché orientale et la mentalité celte. Il n'aura de cesse d'ouvrir fenêtres et portes, de faire entrer un air venu d'ailleurs, d'interroger cet esprit de l'Orient, tout en approfondissant, à chacune de ses étapes, sa connaissance de la culture de l'Occident. Ce qu'il place au plus haut sera le métissage culturel, seul à même de faire renaître les énergies dont manque à ses yeux une culture occidentale fatiguée.

Kenneth White n'est pas un humaniste, tel que défini de la Renaissance à la fin du XXe siècle. L'homme n'est pas sa référence, ni son aboutissement. Que ce soit en Écosse, à Paris, en Allemagne, en Amérique du nord, continent qu'il évite, à l'exception des côtes solitaires de l'est canadien, en fait partout où il portera ses pas, en Inde, en Chine, au Japon, à Taiwan, en Thaïlande, c'est la perception du monde, de l'univers, du cosmos qui le requièrent. Il y avait dans mon « être» un chaos d'énergies, une sensation de néant, et la perception de phénomènes disait-il déjà à Münich. L'Allemagne de l'après-guerre dont la pensée était largement sociale perdait pour lui tout attrait. S'il aime Nietzsche, c'est parce qu'il offre une analyse culturelle radicale, une critique du système d'éducation, et qu'il ressort de son questionnement un dire poétique.débarrassé de la trop humaine humanité.

En France, il écrit : Á la tombée de la nuit, je suis toujours en marche, allant nulle part, chez moi. On croit lire Ferlinghetti dans La quatrième personne du singulier également publié chez Denoël. Et, de fait, affinités il y a chez lui avec un certain nombre des poètes de la Beat Generation : Ginsberg, un peu, en ce que chez lui aussi il y a un cri face une civilisation rejetée en l'état et un recours aux enseignements orientaux et à leurs pratiques, mais surtout Snyder et les poètes de la Black Mountain Review, comme Olson et Creeley, plus proches d'une nature perçue dans sa dimension transcendantale et adeptes de la méditation. En Inde, White ignore délibérément l'histoire du pays, y compris la plus récente. Ce sont ses arts liés à l'ascèse yogique qui le retiennent. Et ses penseurs le fascinent. Mais il se désintéresse de l'apport culturel de l'Occident à l'Orient. Et au Japon, sur les pas de Fenollosa, le Nord profond, terre élémentale de roches, d'arbres et d'eau, répond en écho aux paysages grandioses, découpés et heurtés, de l'Écosse.

Poursuivant son périple mental aussi bien que géographique, ses nouveaux compagnons vont se nommer Dögen, Basho, Sessho, entre autres.des poètes qui ont su marcher sur la voie du vide,  en même temps que leur spiritualité demeure proche de la terre, de ce seul ici-bas que White reconnaisse, tant son refus est viscéral de reconnaître un au-delà qui en serait d'une manière ou d'une autre séparé. Pour résumer son Orient, trois mots-concepts-pratiques : « yoga, tao, zen » retenus de l'ascèse d'une Inde tantrique et yogique, de l'éthique d'une Chine tao-bouddhique et de l'esthétique du Japon du zen et du haïku. Triade qui se présente aussi en parallèle à la mise en équation de la pensée occidentale : eros, logos, cosmos.  Si frisson nouveau il y a, il viendra à la fois de l'autre bout du monde et de l'autre bout de soi, mais surtout il passera par cette sensation profonde de nature environnante jointe à la notion de « lumière philosophique » (Hölderlin). L'intellectuel nomade, souple et énergique, qui ne va nulle part, est pleinement au monde.

Quant au langage, pour White, il ne sert pas qu'à la communication : il dit la relation de l'être humain à l'univers, l'expérience originelle. Et c'est ce qu'exprime pour lui la poésie véritable. Rien de plus beau que l'éclair. En cela, la découverte de Tchouang-tseu, notamment, aura été déterminante. Chez White, pas de thématique de l'amour, si chère à André Breton, mais une poésie dépouillée, blanche, qui doit atteindre l'essentiel. Être un oiseau : pour White, c'est un mode de vie et un modèle en écriture : J'aimerais voir en poésie le coup d'aile, c'est-à-dire un acte énergétique. Son esthétique est de fulgurance, non de forme. La poésie se doit d'être proche de la sensation, « physiologique ». Il s'agit de replonger dans le fond de l'être humain, au-delà de l'âme, au-delà de l'imaginaire collectif, jusque dans la neuro-physiologie, dans les rythmes biologiques. C'est une aile blanche, qui frissonne et qui plane, miroitant dans une lumière froide, au dessus de la mer dans le vent.

Et, paradoxalement, alors qu'un poète d'inspiration et de sentiment humaniste pourra, au XXe siècle, et au XXIe siècle, se sentir infiniment seul au milieu de ses frères humains, Kenneth White, qui a de longue date rejeté ce qu'il a appelé le militantisme verbeux, les querelles idéologiques et le discours politico moral, se sentira, lui, sorti de vieilles ornières, relié au monde, relié au cosmos. Toute la littérature européenne, disait Michaux dans Un Barbare en Asie, est de souffrance, jamais de sagesse. Avec Kenneth White, nous franchissons un pas dans une nouvelle direction. Vers un état où il serait possible de rester plus tranquille, plus attentif, de s'ouvrir à l'univers. Au-delà de l'écartèlement, au-delà même du nihilisme, et vers ce qu'il appelle le sur-nihilisme, là où la conscience est transformée, où l'on sort de sa personne, de son enfermement psycho-sociologique, pour évoluer dans un territoire autrement plus ouvert, autrement plus excitant. Celui du rêve primordial, qui n'a rien à voir avec les drames de la personne. Là où l'on ne pense plus en termes d'identité mais en termes d'évolution, où seuls existent le changement, l'impermanence, le devenir.

Michèle Duclos, nous aura ainsi invités au voyage, via Kenneth White, et au-delà.

Jacqueline Starer (2007)