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Biennale Internationale de la Poésie, Liège 2007

Le slam : un genre nouveau.
Ou comment la parole, prise, donnée, partagée, circule librement.

A mes anciens élèves de Clichy-sous-Bois,
à leur talent, à leur réussite.

Il est un fait avéré dans notre ère numérique que l'exercice de mémorisation - actif - se perd alors que l'habitude de faire plusieurs choses à la fois (en anglais : multitasking) se prend et que, de plus en plus, appel est fait aux bases de données pour garder. Appliqué à la pratique et à la création poétiques, ceci veut dire qu'on n'apprend plus guère de poèmes par cour à l'école, pas plus que les poètes ne récitent en public leurs ouvres. Par contre, ils les lisent, les disent, les improvisent, s'inspirent de textes anciens en brodant.

Mais il y a expression et expression : celle que l'on comprend et celle que l'on ne comprend pas. Quand un(e) poète énonce, murmure ou déclame un texte qu'une majorité d'écoutants ne saisit pas, qu'il ou elle ne parvient pas à émouvoir, c'est qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Et si survient un sentiment de frustration, de déception, ou pire de tristesse liée à l'infériorité, le ou la poète doit commencer à se poser des questions. Un texte doit être complètement accessible, il n'a pas à susciter ennui, douleur ou désagrément - à moins évidemment que de tels sentiments proviennent du sujet lui-même et non de la manière dont il est traité.

Tout cela pour faire un constat : les slameurs d'aujourd'hui, et non les 'jeunes' slameurs,  puisqu'ils se présentent toutes générations mêlées, suscitent plutôt joie, enthousiasme, en tous cas réactions, quelle que soit leur appartenance, à un groupe ethnique, de couleur de peau, ou de sexe, puisqu'il devient de bon ton de parler de sa 'communauté', et de multi-quelque chose là où l'on ne jurait il n'y a pas si longtemps encore d'universalisme.

Les grands producteurs ne s'y sont pas trompés qui ont lancé leurs Black Blanc Beur : Grand Corps Malade, Abd-al-Malik, Souleymane Diamanka, pour ne citer que les plus connus. Mais il ne s'agit pas ici que de stars justement, il s'agit aussi ou plutôt de ce terreau d'une richesse inespérée qui les a vus émerger, et d'une nouvelle patrie : une patrie de mots dits et partagés qui joutent au travers des frontières, langues diverses côte à côte, à partir desquelles, médusé, on voit poindre de nouvelles identités. Le constat ne s'arrête pas là : on voit fondre la frontière entre actif et passif. Le créateur un jour sera, le même jour ou un autre, spectateur, écoutant et juge. Le professeur, l'élève, et l'élève, le professeur.

Ce n'est pas le public qui doit écouter mais le (la) poète qui doit capter l'attention - et sans 'objets', costumes ou autres. En vêtements de tous les jours, par la seule force du verbe, on pense à l'agora antique. Le poète, a cappella, dira un texte de trois minutes, sans trop déborder, surtout sans accompagnement, sans instruments, sans costumes ni attirails particuliers, que des oreilles, tout ouïe, vont entendre, capter, et sur lequel toutes les réactions verbales sont admises sauf d'insultes ou de violence. Avant d'être en train de devenir un art, et un mouvement, c'est avant tout un moment, de rencontres, d'écoute, de partage, d'humour, de tolérance, il s'agit de « Toucher l'instant », titre et message d'un texte de Grand Corps Malade.

Déjà, Allen Ginsberg employait ce terme :

Slam into the mouth of the Dharma ! Slam dans la bouche du Dharma !

Et Gregory Corso :

Why do you want to hang out with us old guys ? If I was young, I'd be going to the slam ! Pourquoi voulez-vous traîner avec nous, des vieux ? Si j'étais jeune, j'irais au slam !

Et Bob Kaufman qui avait grandi au jazz à La Nouvelle Orléans :

Each slam / a finality. Chaque slam, un but en soi.

Slam : frapper, comme une batte de baseball, ou abattre, comme une carte, ou claquer.

Le slam lui-même est simplement un concours de poésie au cours duquel des poètes disent ou lisent des poèmes originaux, ou improvisent, parfois sur des poèmes existants (Ginsberg inspirateur est une valeur sûre de nos jours !. Un 'emcee' : maître de cérémonies, recueille les inscriptions, organise les équipes, car le concours se fera par équipes de quatre le plus souvent, et met en place des jurys parmi le public, c'est lui qui notera (de 1 à 10) et sélectionnera les équipes qui iront jusqu'au Grand Slam National avant d'en arriver aux internationaux. Mais le slam, c'est aussi tout simplement une scène ouverte, un espace de liberté. Chacun peut s'exprimer, le texte peut être sérieux, dramatique, drôle, triste, véhément. La qualité d'écoute est exceptionnelle comme l'est la vitalité de la réaction.

Tout a commencé à Chicago. Pour faire court, en 1984, Mark Smith, ouvrier en bâtiment et poète, met en place une série de lectures dans un club de jazz de Chicago : le Get Me High Lounge. Il voulait, en s'inspirant des rings de boxe, donner un nouveau souffle aux scènes ouvertes de poésie en faisant participer le public aux scènes. En 1986, il rencontre Dave Jemilo, qui l'accueille tous les dimanches au Green Mill, Club de jazz et ancienne retraite d'Al Capone. L'Uptown Poetry Slam naît le 25 juillet 1986. Le Green Mill devient LE lieu des poètes performeurs où l'Uptown Poetry Slam continuera d'avoir lieu.

Dès novembre 1987, les rencontres slam ont leur chronique dans le Chicago Magazine et deviennent le grand événement de la ville. Le mouvement se propage et se fédère avec le premier Grand Slam National américain en 1990 à San Francisco et trouve ainsi un chemin vers le département des affaires culturelles de Chicago. Puis Boston devint la rivale de Chicago, organisant en 1992 des championnats nationaux. En 1993, se tint le premier slam sous l'eau et dans le métro : celui qui relie San Francisco à Berkeley et Oakland et passe dans un tunnel sous la baie. En 1996 c'est le Nuyorican Poetry Slam qui est champion et impose son café théâtre comme un lieu incontournable de la scène américaine, avec Bob Holman, entre autres, tandis que l'Austin Poetry Slam a une action très étendue au Texas. Le mouvement se développe et des tournois ont lieu aux Etats-Unis, dans plusieurs villes d'Europe et à Jérusalem, Johannesbourg,  Singapour.

Dès 1996, des journalistes s'intéressent au slameur Saül Williams qui joue le rôle principal du film « Slam » réalisé par Marc Levin en 1997, caméra d'or au Festival de Cannes 1998 et primé au Sundance Festival. Le film renforce un élan déjà pris dans le monde. En France, le slam démarre en 1995 dans un ancien bar de Pigalle, le Club Club avec une scène poétique ouverte où genres et inspirations diverses cohabitent. En 1997 Pilote le Hot fonde « Slam Productions » qui a la plus grande visibilité en France jusqu'en 2000. Depuis, les scènes se multiplient, dans des lieux aussi divers que des cafés, des salles de spectacle, des médiathèques, des MJC, des prisons, sur des pelouses, à Paris, en banlieue, en régions et jusqu'à Royaumont où Frédéric Nevchehirlian, fondateur du groupe marseillais « Vibrion », a travaillé en résidence.

Le slam se métisse de jour en jour au contact de différentes cultures, francophones, anglophones, autres. Chacun puise dans ses bases et dans ses origines. Grand Corps Malade à Saint-Denis, Abd-al-Malik à Strasbourg et au Congo, Souleymane Diamanka à Dakar et à Bordeaux. Cette année même, à Liège, des scènes animées par Dom (Dominique Massaut) accueillent en mars le collectif « Etat d'urgence poétique » et un tournoi Liège / Paris (match retour) le 22 juin, un slam pique-nique dans une prairie le 11 juillet et le 23 août « Slam X ». Le 24 octobre, ce sont des slameurs du sud ouest de la France qui viendront avant les grands tournois de fin d'année.

Et, ne l'oublions pas, personne n'est tenu d'écouter les poètes, c'est à eux d'attirer puis de retenir l'attention. Leur performance reposera sur leur texte mais aussi sur la relation qu'ils auront su établir avec leur public. Les barrières sont rompues entre poésie et performeur, audience et critique, entre langage écrit et celui de la rue et du quotidien, voire de l'argot et du verlan, les références sont bienvenues.

C'est ainsi que le succès des uns s'étend à tous les autres.

Avec la précieuse participation d’Aude-Marguerite Schmitt
Jacqueline Starer (2007)